TOUT EST BIEN
Jusqu’à l’épreuve ultime que nous appelons la mort et qui nous fera quitter enfin la scène du théâtre qui nous a engagés, aucun de nous, ici-bas, n’échappe à la souffrance. Tout homme a vu le mur qui borne son destin. La vie est cruelle, et les hommes aussi. À beaucoup le monde ne donne jamais que des larmes. Et plus d’une fois dans la vie la plus riche, la plus heureuse, la plus comblée de succès, surgit le vœu sacrilège de n’être jamais né. Il y a du bonheur dans la vie et le bonheur lui-même s’achève en lassitude. Les hommes ne cessent jamais d’avoir peur. Des mécanismes obscurs nous rongent de l’intérieur. Etre heureux est la forme la plus subtile d’un désespoir qui n’ose pas dire son nom. Vivre, c’est d’abord souffrir. Tout ce qui existe est plein de charmes et de délices.
Tout ce qui existe est maudit et voué à la mort. Ce n’est pas la vie seulement qui est rongée par le temps. L’homme est, par excellence, un accident vaniteux et une passion inutile. L’univers tout entier, avec ses étoiles, ses planètes, ses galaxies et ses trous noirs, roule, les yeux bandés, vers sa fin inévitable.
Avec des succès divers, et jusqu’aux excès de l’orgueil et de la monstruosité, les hommes essaient de comprendre le tout et, si possible, de l’embellir. L’art, la science, la technique, la religion, la charité, la mystique, la drogue, le jeu, le suicide ou le sport sont des formes différentes de la course du rat dans le labyrinthe du tout.
Que faisons-nous, vous et moi, sinon tourner en rond, l’angoisse au ventre, dans nos incertitudes ? La brève histoire du tout n’a été rédigée, avec beaucoup de bonheur et le sourire aux lèvres, que dans le désespoir. Oh ! bien sûr, il nous arrive d’oublier. Nous oublions si souvent, nous camouflons si bien nos peurs et nos chagrins que c’est la gaieté qui est la règle, parce que nous savons vivre, et l’angoisse qui est l’exception. Nous nous intéressons si fort aux escargots, à l’algèbre, au verre filé, à la broderie, au rugby, à la pêche, à la bataille d’Andrinople, à la comptabilité en partie double, à la production de l’acier, à la culture du riz, aux lépreux, à l’argument ontologique, à la peinture à l’huile, aux tremblements de terre et au précambrien qu’ils finissent, grâce à Dieu, par dévorer notre temps. Nous sommes ingénieurs, historiens, postiers, mères de famille, cheminots ou mineurs. Et nous ne cherchons qu’à nous perdre dans ce que nous faisons. De temps en temps, pourtant, au coin de la rue, la nuit, à la lueur d’un réverbère ou sur le quai de la gare où nous guettons le train, devant trop de misère ou trop de beauté déchirante, le tout se rappelle à nous avec sa face de requin.
Et nous nous tordons de douleur.
Nous ne savons rien. Nous sommes perdus. La mort rôde.
Le tout ricane. « Je ne sais qui m’a mis au monde, écrit Pascal, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même ; je suis dans une ignorance terrible de toutes choses ; je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme, et cette partie de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que tout le reste...
Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter. » Jusque dans la beauté et le bonheur se glisse le coin de l’angoisse. Et le cri du fils de l’homme nous remonte, en pire, à la gorge : Mon Dieu, mon Dieu, toi qui n’es peut-être même pas, pourquoi nous as-tu abandonnés ? Ce que nous allons devenir, ce que deviendra ce monde où nous avons vécu, d’où il vient, où il ira, personne ne peut le dire. Il n’y a qu’une chose de sûre : nous aurons été de ce monde dont nous ne savons rien. Le temps si bref d’aimer, d’avoir peur, de pleurer et de rire, au terme de mécanismes qui nous échappent à jamais, nous aurons surgi dans le tout.
Avec des milliards d’autres, avec les hussards et les avoués, avec les platanes et les améthystes, l’azote, l’oxygène, les atomes, les galaxies, avec l’auberge « Au Chien qui fume » et le sabre de mon père, nous aurons, sourds et aveugles, géniaux, à demi idiots, fait partie de ce tout.
Il lui était impossible d’être autre qu’il n’a été. Sanglant, menteur, infâme, le monde où nous avons vécu est le meilleur des mondes pour la très bonne raison qu’il est le seul à exister. Car, dans le domaine au moins de l’existence et du temps, ce qui n’existe pas ne peut en aucun cas être meilleur que ce qui existe. Qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas quelque chose hors de ce monde, ce monde est une merveille, et la merveille des merveilles est la seule merveille dont nous puissions parler.
C’est un chagrin et une horreur et une couronne d’épines et une tache dans le néant et, à nos yeux d’aveugles, c’est la seule beauté et la vérité même.
Tout ce que nous pouvons faire, c’est chanter sa splendeur.
Et nous la chantons. C’est bien d’avoir vécu. C’est bien d’être passé dans l’histoire et dans le temps. C’est bien d’avoir été un des quatre-vingts milliards d’hommes qui auront vu le soleil. C’est bien d’avoir été dans le sang, dans la souffrance, dans le mensonge et dans le mal. Rien n’effacera jamais, même pas Dieu, s’il est, ce passage éblouissant, illusion ou réalité, dans un temps aussi stupéfiant et aussi inexplicable que l’éternité même. J’aurai vécu. Et vous aussi. J’aurai été un homme. Et vous aussi. Je serai descendu, personne ne sait d’où, pour aller personne ne sait où, dans cette vie étrange qui nous paraît si simple. Et vous aussi. Nous aurons, vous et moi, été, la tête me tourne, une part infime du tout.
Comment le désespoir et la joie, comment l’angoisse et l’orgueil ne s’empareraient-ils pas de nous ? Nous sommes Alexandre et Platon, nous sommes Virgile et Titien, et tous les esclaves noirs qui passaient de Gorée dans les lointaines Amériques, et tous les juifs de la Shoah, nous sommes la plaie et le couteau, nous sommes le masque et la hache, nous sommes le chêne et le roseau, et la rose et le réséda et la pieuvre et la pierre et toute l’eau de la mer et tous les nuages du ciel. Un lien court entre nous, que nous appelons les hommes, et entre nous et les créatures, et entre la matière et la vie. Nous sommes, chacun de nous, les étoiles et la pensée. Le monde est un livre où nous sommes tous écrits et que nous écrivons tous.
Chaque vie est une aventure. Et chaque vie est un roman.
Le tout est l’aventure de toutes les aventures. Et le roman de tous les romans. Le grand roman du tout dont vous lisez la brève histoire. Elle est toute faite d’une avalanche et d’un enchevêtrement de petites histoires sans fin dont quelques unes sont grandes et qui nous occupent chaque jour.
On pourrait raconter ici n’importe quelle histoire des hommes, des animaux, de la nature ou des cieux. L’histoire, si belle, d’Alaric, enterré à Cosenza, en pleine conquête triomphale, sous les eaux d’un torrent, l’histoire d’Henri de Régnier
Ce long jour a fini par une lune jaune Qui monte mollement entre les peupliers Pendant que se répand parmi l’air qu’elle embaume L’odeur de l’eau qui dort entre les joncs mouillés...
Celle de Pierre Louys
Plus tard, O ma beauté, quand des nuits étrangères Auront passé sur vous qui ne m’attendrez plus, Quand d’autres, s’il se peut, amie aux mains légères, Jaloux de mon prénom, toucheront vos pieds nus...
Et celle des trois sœurs Heredia, dont l’une fut la femme de Pierre et l’autre la femme d’Henri et la maîtresse de Pierre, l’histoire des trois sœurs Song dont l’une épousa Sun Yat-sen et l’autre Tchang Kaï-chek, l’histoire de Bianca Capello qui, après s’être enfuie à quinze ans de son palais de Venise pour s’installer à Florence avec son jeune amant, devient la maîtresse puis la femme du grand-duc, s’attire l’amour peut-être et en tout cas la haine de son beau-frère le cardinal et meurt empoisonnée, en même temps que son mari, par un gâteau préparé de ses propres mains pour se défaire de son beau-frère, l’histoire d’Urbain Grandier, de l’infâme Laubardemont et des possédées de Loudun, l’histoire de Vidocq, l’ancien bagnard devenu policier et chef de la Sûreté, l’histoire d’Aladin et de la lampe merveilleuse, l’histoire d’Ali Baba et des quarante voleurs ou de Sindbad le Marin, l’histoire des amours de Musset et de George Sand à Venise – « Adieu mes cheveux blonds, adieu mes blanches épaules, adieu tout ce que j’aimais, tout ce qui était à moi ! J’embrasserai maintenant, dans mes nuits ardentes, les troncs des sapins et les rochers dans les forêts en criant votre nom et quand j’aurai rêvé le plaisir, je tomberai évanouie sur la terre humide » –, celle des amours de Chateaubriand et de Pauline de Beaumont à Rome – « Elle mourut dans mes bras, désespérée et ravie » –, celle des amours de Nisus et d’Euryale, d’Héloïse et d’Abélard, d’Oscar Wilde et de lord Douglas, de Marceline Desbordes Valmore et d’Henri de Latouche
N’écris pas, je te crains ; j’ai peur de ma mémoire Elle a gardé ta voix qui m’appelle souvent.
Ne montre pas l’eau vive à qui ne peut la boire.
Une chère écriture est un portrait vivant, N’écris pas celles du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, de Julien Sorel et de Mme de Rénal, de Théodora, fille d’un montreur d’ours, danseuse, prostituée, et de Justinien, empereur romain d’Orient, d’Humbert Humbert et de Lolita, de Lauren Bacall et d’Humphrey Bogart – « If you need me, just whistle... You know how to whistle, dont you ?... You put your lips together, and you blow » –, de Rhett Butler et de Scarlett O’Hara dans Autant en emporte le vent, de Michèle Morgan et de Jean Gabin dans Quai des brumes, de Simone Signoret et de Serge Reggiani dans Casque d’or, d’Ingrid Bergman et de Gary Cooper dans Pour qui sonne le glas, l’histoire fabuleuse de Tamerlan, l’histoire de Jean du Plan Carpin, de Magellan, de Cervantès qui perd un bras à Lépante avant d’écrire Don Quichotte, d’Alexandre Borgia, qui fut pape, de sa fille Lucrèce et de son fils César qui s’aimèrent et se haïrent, l’histoire, en veux-tu en voilà, de Yûssuf ibn Tâchfin, premier souverain almoravide, fondateur de Marrakech, ou de Muhammad ibn Tûmart et d’Abd al-Mûmin, premiers souverains almohades, origines d’une dynastie dont le déclin sera sonné par la victoire d’Alphonse VIII sur Muhammad al-Nasir à Las Navas de Tolosa, au nord de Jaen, en Espagne, l’histoire de Huian-tsang ou de Fa-hien, moines chinois et bouddhistes qui passent toute leur vie à partir pour l’Inde au prix des pires aventures dans les montagnes enneigées et dans les déserts brûlants et à en revenir porteurs de textes sacrés, l’histoire d’Oedipe, et de Jason, ou de Médée, ou d’Ulysse, père, bien avant Cervantès et Rabelais, de tous les romans qui nous font tout oublier, l’histoire de Salomon et de la reine de Saba, l’histoire de Cortes et de Moctezuma, l’histoire des mormons ou de la tribu perdue d’Israël, l’histoire d’Al Capone et de la Saint-Valentin, l’histoire de Lucky Luciano, parrain de la Mafia américaine, libérateur de la Sicile, l’histoire de Cicéron ou de Richard Sorge, espions au service de l’Allemagne nationale-socialiste ou de l’URSS, l’histoire de Benjamin Disraeli, premier comte Beaconsfield, israélite venu d’Orient, romancier à scandales, dandy spirituel et brillant, conservateur de génie, adversaire de Gladstone et favori de la reine à qui il donne un empire, l’histoire d’Alcibiade, de Regulus, de Jacques Cœur, de Bismarck, de Rudolf Hess, de Trotski, bourgeois juif déporté en Sibérie, théoricien de la révolution permanente, organisateur de l’Armée rouge, assassiné à Coyoacàn, au Mexique, en 1940, par un agent du KGB du nom de Jacques Mornard, élevé aussitôt par Staline à la dignité de héros de l’Union soviétique, l’histoire de Pauline Dubuisson, ah ! la vie est trop dure, qui aimait et n’aimait pas, l’histoire du curé d’Uruffe, meurtrier de son enfant et de la mère de son enfant, l’histoire du duc de Choiseul-Praslin, assassin de sa femme par amour pour une gouvernante, l’histoire des frères Bulwer-Lytton ou de Lytton Strachey – « All my family was threatened by incest ; asfar as I am concerned, my sister was protected by her sex and my brother by his looks », l’histoire fascinante des fourmis, des abeilles, des archéoptérix, descendants des reptiles et premiers des oiseaux qui conquièrent le ciel très tard – moins tard que les hommes, évidemment –, il y a cent cinquante millions d’années, des ours blancs sur la banquise, des loups sur la steppe, des castors dans leurs rivières, des oies sauvages, des saumons, des anguilles dans la mer des Sargasses, des mangoustes et des cobras, des orques, des scorpions qui se percent de leur propre dard quand tout espoir vient à manquer, des mantes religieuses qui dévorent leur mâle après l’amour, l’histoire pleine de mystère de la fin des diplodocus ou de l’homme de Neandertal, l’histoire de la vie, depuis les bactéries et la soupe primitive jusqu’à Picasso et à Julie, la fille de Jean-Paul et de Pascale, qui est née ce matin, l’histoire des trous noirs d’où la lumière n’a pas la force nécessaire pour pouvoir s’échapper, l’histoire du Soleil et de la Terre, l’histoire, encore hypothétique, du big bang fondateur et de l’univers très réel qui en découle pour nous produire et pour nous entourer, l’histoire enfin du tout que vous êtes en train de lire et qui contient toutes les autres.
La liste de ces histoires n’est pas limitative. Et elle est loin d’être close. On en dénicherait des milliers et des milliers dans le passé immédiat ou lointain et l’avenir nous en prépare de nouvelles que nous aurions beaucoup de mal à inventer de nous-mêmes. L’univers est une machine à créer du passé et à fournir des histoires. Et il en fournira jusqu’au bout. Aucune, j’imagine, n’a été aussi belle et ne sera jamais aussi belle que la courte histoire des hommes en train de prendre possession d’eux-mêmes et du monde autour d’eux depuis quelques dizaines, à l’extrême rigueur quelques centaines de milliers d’années. Il n’est pas impossible que je me trompe et que des merveilles inouïes, plus fabuleuses encore que tout ce que nous avons connu, soient tapies devant nous et au-delà de l’histoire des hommes. Je veux bien le croire, je le crois. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que l’homme est une ressource infinie et qu’il n’y a pas ailleurs de miracle plus troublant ni plus cohérent dans son invraisemblance que le tout où nous vivons.
Même s’il n’est qu’un rêve et une illusion, le monde est vrai. Avec toutes ses taches et ses défauts, le monde est beau.
Nous nous promenons le long des fleuves et dans les vallées entre les montagnes. Nous traversons les forêts de sapins et de chênes. Nous marchons, enchantés, entre les cistes, les myrtes, les tamaris, les arbousiers. Nous entrons dans les jardins qui entourent les vieilles maisons. Il y a des champs de lavande et de hautes falaises blanches où les vagues viennent se briser. Entre la Terre et l’homme, un pacte s’est noué. Il a donné des vignes, des cyprès, des oliviers, des cultures en terrasse. Il a semé un peu partout des pyramides, des cathédrales, des monastères dans les vallées, des temples sur les collines, des palais de rêve au bord des lacs. Les îles nourrissent les songes et les villes les abritent.
Les villes parlent de commerce, de lois, de pouvoir, de conquêtes, de misère et d’ambition. Elles s’étendent le long de la mer ou dans le creux des fleuves. On y trouve des ponts, des églises, des places avec des drapeaux et de grands escaliers. Droits, coupés, à vis, à double révolution, en colimaçon, en fer à cheval, mécaniques ou roulants, il y a des escaliers à Todi et à Rome, à Montmartre, à Chambord et à Fontainebleau, à Teotihuacàn et à Tikal, à Persépolis, à Ravello, à Amalfi, à Patmos et au mont Athos, à Bénarès sur les bords du Gange, à Venise avec le Bovolo, à Paris avec la tour Eiffel, au cœur des Pyramides et de la tour de Babel, le long de la Grande Muraille de Chine, dans L’Impératrice rouge où un amant les monte à cheval, dans Le Cuirassé Potemkine où une voiture d’enfant les dégringole marche à marche, dans Les Enchaînés où Ingrid Bergman et Cary Grant les descendent enlacés l’un à l’autre par une passion dévorante.
De pierre, de bois, de fils d’acier ou de lianes, couverts ou suspendus, transbordeurs ou romains, Euxin, d’Arcole, du Diable ou au Change, de bateaux ou aux ânes, des Soupirs ou des Arts, il y a des ponts sur le Gard, en Avignon, sur le Rhin, à Tancarville, à Honfleur, à San Francisco, à Venise, à Amsterdam, à Londres sur la Tamise, à Paris sur la Seine, à New York, à Ronda et sur la rivière Kwaï, à Mostar et sur la Drina. Il y a partout des églises, des temples, des mosquées, des synagogues en l’honneur du Dieu inconnu et que les hommes se disputent. Il y a des places dans toutes les villes : la piazza Navona et la place du Capitole, la place Saint Pierre et la place Saint Marc, la place Rouge, la place Tienamnen, la place des Trois-Cultures, la place de la Concorde, la place Vendôme, la place des Vosges, Trafalgar Square et Piccadilly Circus, la place Stanislas à Nancy, la place des Quatre-Dauphins et la place d’Albertas à Aix-en-Provence, Djema-el-Fna à Marrakech, Maydân Châh à Ispahan, la piazza del Comune à Crémone, la piazza del Popolo à Ascoli Piceno, la piazza Erbe à Vérone et la minuscule piazza Bra-Molinari derrière Sainte-Anastasie, où la princesse de Trébizonde – ah ! vous souvenez-vous ? – est peinte par Pisanello.
Voilà notre théâtre. Voilà la scène où les acteurs que nous sommes récitent, chaque matin et chaque soir, et tout au long du jour et des nuits, leurs répliques et leur rôle. La pièce est inégale. Il y a des chevilles, des temps morts, des trous, des tirades imbéciles, des fours, des passages faibles. Le tout n’est pas excellent dans ses moindres détails. Il n’est pas bon d’un bout à l’autre. On couperait bien des scènes entières, des guerres, des souffrances, des laideurs, des mensonges, des horreurs de toute sorte. Rien n’y fait : le tout est un chef-d’œuvre, composé de chefs-d’œuvre. La vie est un chef-d’œuvre. La nature est un chef-d’œuvre.
Les cieux au-dessus de nous et la voûte étoilée sont des chefs-d’œuvre sans pareil.
Il n’y a pas d’autre chef-d’œuvre que le chef-d’œuvre du tout et, dans le chef-d’œuvre du tout, chacun de nous est un chef-d’œuvre.
Le mal est dans le tout et dans chaque fragment du tout.
Et, plus que nulle part ailleurs, il est d’abord en nous. Parce que nous ajoutons du mal au mal qui est dans le temps. Rien n’est plus fort que les hommes dans la beauté, dans le courage, dans la recherche de la vérité, dans le bien. Et rien n’est plus fort que les hommes dans la laideur, dans le crime, dans le mensonge et dans le mal. Les hommes sont à la fois le miracle et la tache, ils sont la faute et le pardon, ils excellent dans la grandeur comme ils excellent dans la bassesse.
C’est une drôle d’idée de s’imaginer qu’ils sont la cause et la fin du tout. C’est une drôle d’idée aussi de les mépriser et de les haïr. On les aime parce qu’ils sont la faute, et l’oubli, et la faiblesse, et l’erreur. Il serait trop facile de ne devoir aimer que ce qui est digne d’être aimé. C’est pour qu’il y ait du pardon qu’il y a du temps et du mal.
Le tout avec les hommes est le meilleur des romans, une pièce très réussie, un triomphe à jamais, un rêve pour un créateur. Si l’auteur d’une brève histoire du tout avait une idée derrière la tête, c’était de se moquer de l’humanisme et de faire l’éloge des hommes. Et du tout, bien entendu. La neige est belle. La mer est belle. Venise est belle. Maubeuge aussi.
Le soleil est beau. Notre Galaxie est belle. Les autres galaxies, je les connais assez mal, doivent être très belles aussi. L’amour est beau. L’ambition des hommes est belle malgré ses délires et ses crimes. Avec ses délires et ses crimes.
Le tout est la seule vérité que nous puissions espérer. Quand Platon nous adjure d’aller à la vérité de toute notre âme, c’est à la vérité du tout qu’il nous invite à nous consacrer. C’est-à-dire une vérité inépuisable – et pourtant limitée. Parce qu’il n’y en a pas d’autre pour nous qui sommes dans l’espace et dans le temps.
Nous souffrons. Le mal nous guette. La laideur nous submerge. Le mensonge, la lâcheté, la souffrance, la bassesse sont notre pain quotidien. Cette brève histoire du tout n’est pas à la hauteur de ses grandes ambitions et, pour beaucoup de raisons, il arrive, de temps en temps, à son auteur de se demander s’il n’aurait pas mieux fait de ne pas naître. Et, en tout cas, de ne pas écrire. N’importe. D’autres ont vécu.
D’autres ont écrit. Il y a des hommes pour sauver les hommes et tout ce qu’il y a de médiocre et de mal est racheté par ce qu’il y a de bien. Il y a Racine :
O sagesse, ta parole Fit éclore l’univers, Posa sur un double pôle La terre au milieu des mers.
Tu dis, et les cieux parurent, Et tous les astres coururent Dans leur ordre se placer.
Avant les siècles tu règnes Et qui suis-je, que tu daignes Jusqu’à moi te rabaisser ?
Et Toulet :
À Londres je connus Bella, Princesse moins lointaine Que son mari le capitaine Qui n’était jamais là.
Et Leopardi. Et Hemingway. Il y a les Rocheuses et les Andes. Il y a des jacinthes et des coquelicots. Il y a la Méditerranée qui n’a pas toujours été là et qui finira bien par ne plus être là, mais qui, à la différence du mari de Bella, aura longtemps été là. Et, par bonheur, en même temps que nous.
Il y a le passé. Et l’avenir. Il y a la crainte. Et l’espérance. Il y a la faute et le malheur. Il y a le pardon et l’amour. Tout est bien.